Tarentelle

Stage animé par Malaïka  (31 août 2003)

Nous étions vingt garçons et filles qui dansions la tarentelle sur l’herbe humide. L’averse matinale de ce début d’automne avait lavé le ciel. Des nuages gris et blancs invitaient à la légèreté, je guettais le rayon vert sur le lac Léman, là bas, près du jet d’eau de la rade de Genève qu’on devinait au loin.

 

Quand avais-je couru pieds nus dans la prairie de mon enfance ? Peut-être jamais ! Ma mère disait toujours de prendre garde aux vipères, aux guêpes, aux abeilles qui rôdaient dans les graminées et attendaient l’enfant imprudent

pour l’attaquer. 

 

La pluie avait chassé tout ce qui pique. J’ai retrouvé la mémoire de mes premiers pas sur la terre. D’un seul coup libérés, les corps ont bondi dans le vent frais de septembre, rouges, gris, noirs et violets. Bras en l’air et cheveux fous, cris de joie, gambades chaotiques comme celles des nouveau-nés. 

 

Alors la musique s’élève, la ronde se forme, le rythme prend peu à peu possession des corps, dans un balancement lancinant,

un élan vers l’avant, un retour en arrière, une pirouette qui fait basculer la terre et le ciel. Les arbres, des pommiers d’amour, nous entourent et nous portent de leurs branches. 

 

La terre nous reçoit, sa souplesse accueille les pieds fatigués, les pieds, si souvent oubliés, tordus. Par la danse, nous goûtons la volupté d’avoir les pieds sur terre. Chacun de nous crie son nom et tous en chœur nous y faisons écho, chacun trouve sa place dans l’univers et tous les autres la lui reconnaissent. 

 

Il est bon d’habiter son nom.

 

Dans la danse, tous les corps sont beaux. Vieux, gros ou maigres, hantés par le mouvement, ils trouvent leur exacte respiration, s’étirent avec grâce. Les danseurs se déploient en spirale comme un grand serpent coloré, à la manière de ceux que les chinois brandissent pour leur Nouvel-An. Puis les corps s’enroulent sur eux-mêmes et forment une balle au repos, toute ronde aussi dedans, comme l’escargot qui habite sa coquille. 

 

Il n’y tient pas longtemps, l’envie revient de sortir ses cornes et de humer l’air du dehors. Alors les danseurs, à la manière de Shiva, agitent leurs bras avant de tourner sur eux-mêmes. Dans l’espace comme dans le temps, nous avançons dans plusieurs directions, d’impasses en spirales, de chutes en rebonds, de proximités trompeuses et de distances abolies. 

 

En quête de boussole, le corps sur son axe pointe le bras vers le nord, vers le sud, vers l'est et vers l'ouest. Le regard suit la ligne des montagnes, le monde est vaste. En étendant les bras, tout cet espace est à moi. Rien ne me manque. Ou plutôt, je suis un corps infime dans le cosmos qui m’englobe paisiblement, j’y ai ma place comme la fourmi ou la luciole. 

 

De grands oiseux blancs, des grues j’imagine, dessinent le ciel de leurs ailes. Tout naturellement les hommes et les femmes imitent leur ballet et sortent du labyrinthe. La nuit tombe doucement sur les dalles qui ont emmagasiné la chaleur du soleil.

Agape, les raisins et les prunes, les olives, le pain et le bon vin. Toutes les lumières sont éteintes.

 

Alors on voit danser les lucioles. 

Sylvie Blondel